La Loi sur la laïcité de l’État et l’article 23 de la Charte canadienne - Les précieux enseignements de la Cour d’appel du Québec sur les droits linguistiques, la culture et la religion
Le jugement unanime rendu par la Cour d’appel du Québec le 29 février 2024 relatif à la constitutionnalité de la Loi sur laïcité de l’État (Loi sur la laïcité) a fait l’objet, à ce jour, de plusieurs commentaires. Ceux-ci ont principalement porté sur la clause de souveraineté parlementaire et son utilisation par l’Assemblée nationale du Québec pour faire échec à une déclaration judiciaire d’inopérabilité par les tribunaux.
À cet égard, les vues exprimées par le plus haut tribunal judiciaire du Québec sont conformes à l’état du droit et confirment, avec justesse, que le pouvoir de dérogation de l’article 52 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, tout comme celui de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne), « repose sur le principe de la souveraineté parlementaire en ce que les deux dispositions permettent d’assurer que le législateur, et non les tribunaux, ait le dernier mot en certaines matières ». Cette conclusion n’est pas différente de celle retenue par le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Hak c. Procureur général du Québec, qui s’est senti obligé de donner plein effet aux dispositions de dérogation contenues aux articles 33 et 34 de la Loi sur la laïcté de l’État.
C’est sur la question de l’interprétation de la portée de l’article 23 de la Charte canadienne conférant des « droits à l’instruction dans la langue de la minorité » que la Cour d’appel du Québec remet véritablement les pendules à l’heure. Invité à déclarer que les articles 4, 6, 8, 9 10, 13, 14 et 16 de la Loi sur la laïcité régissant le port des signes religieux par le personnel des commissions scolaires anglophones constituaient des violations injustifiées de l’article 23 de la Charte canadienne rendant inopérantes à leur égard, le juge de première insatance donnait à un article 23 une portée si large qu’elle lui permettait de rendre inopposables aux commissions scolaires anglophones les dispositions de la Loi sur laïcité prévoyant une telle interdiction.
Pour arriver à un tel résultat, le magistrat de Cour supérieure du Québec s’appuiera sur l’affaire Mahé c. Alberta de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, la cour a reconnu que « [l]es représentants de la minorité linguistique doivent avoir le pouvoir exclusif de prendre des décisions concernant l’instruction dans sa langue et les établissements où elle est dispensée s’y rapportant, notamment « l ’épanouissement de la langue et la culture » de la minorité linguistique [et ce qui ] qui est essentiel pour sa réalisation, [soit] le contrôle sur les aspects de l’éducation qui concernent ou qui touchent sa langue et sa culture » .
Tenant compte de cette affirmation, il étendra d’abord la portée des droits linguistiques en leur incluant l’ « éducation linguistique et culturelle ». Après avoir distingué les notions de langue et culture, il affirmera, sans véritable explication, que « [d]ans le contexte actuel, il ne fait aucun doute que la religion participe à l’identité culturelle d’une communauté ». Il ajoutera : « À titre d’exemple, personne ne saurait raisonnablement soutenir qu’à tout le moins jusqu’au milieu des années soixante la religion catholique ne participait pas de façon significative à définir un des traits culturels de la population francophone québécoise, tout comme, de façon générale, le protestantisme pouvait le faire pour la communauté anglophone ».
Le sévère rappel à l’ordre de la Cour d’appel du Québec
Dans la partie de son jugement sur l’article 23 de la Charte canadienne, la Cour d’appel du Québec rappelle à l’ordre le juge de première instance et corrige son erreur de droit. Fort étoffé, se déclinant en 100 paragraphes et plus de 37 pages, le développement de la cour donne lieu une analyse approfondie des principes d’interprétation applicables et de la portée de l’article 23 ainsi qu’à un examen détaillé de la jurisprudence relative à cet article.
Au terme de ces analyse et examen, les trois juges de la Cour d’appel rejettent l’argument, retenu en définitive par le juge de première instance, que les établissements issus de l’art. 23 ont la faculté « de perpétuer et de promouvoir la ‘’ culture ‘’ particulière qu’on dit véhiculée dans le réseau scolaire de langue anglaise, culture qui favoriserait la diversité, notamment religieuse ». Les juges ajoutent :
Ce n’est pas le cas en l’occurrence. On tente plutôt d’agglutiner autour de la notion de « culture » des éléments qui n’ont aucun rapport direct ou même de simple proximité avec la langue. Dans le meilleur des cas pour les parties opposées à la Loi, lequel n’est pas démontré, de tels éléments se situent à la grande périphérie de la notion de culture. Sont ainsi introduites devant la Cour des demandes qui, à la lumière de la jurisprudence pertinente, n’ont rien de commun avec les revendications qui, au cours des trente-cinq ou quarante dernières années, furent jugées recevables et fondées dans le cadre de l’art. 23 de la Charte canadienne. En d’autres termes, le jugement de première instance prête à l’art. 23 une portée qu’il n’a pas.
La Cour statue dès lors que le juge de première instance a conclu erronément que la Loi sur la laïcité de l’État enfreignait l’article 23 de la Charte canadienne, le réformant sur ce point pour casser son dispositif.
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Quel sera, sur cette question, l’avis de la Cour suprême du Canada, dont il faut penser qu’elle acceptera l’autorisation d’en appeler du jugement de la Cour d’appel ? À l’opposé de la Cour d’Appel du Québec, sera-t-elle notamment plus sensible aux arguments fondés sur l’article 27 de la Charte canadienne selon lequel l’interprétation de la Charte canadienne, y compris l’article 23, « doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Il n’est pas impossible qu’elle se range du côté de la Cour supérieure du Québec et qu’elle veuille à son tour réformer les juges de la Cour d’appel et casser leur dispositif sur ce point. À suivre !
DANIEL TURP
Professeur émérite de la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Président de Droits collectifs Québec